La politique du tout à la bagnole pour commencer. Aujourd’hui, dans des grosses agglomérations comme Bruxelles, on estime que 25% de l’espace urbain est occupé quotidiennement par les voitures, qu’elles soient en circulation ou en stationnement. Les encombrements qui en résultent ont un impact massif sur la vitesse commerciale des transports publics, donc sur leurs coûts d’exploitation. En se basant sur les données de 1999, deux chercheurs ont constaté que « (…) l’influence de la circulation automobile à Bruxelles est telle qu’elle impose à la STIB de posséder un parc de véhicules de près de 32% de plus que nécessaire, des véhicules qu’il faudra bien évidemment acquérir, mais également exploiter, entreposer et entretenir » [2].
Ensuite, la logique de production basée sur le flux tendu. Ce système entraîne une occupation et un aménagement du territoire prioritairement centrés sur les gains de vitesse et de densité des flux, au détriment de l’environnement, des conditions de travail de ceux qui assurent le transport et des conditions d’existence quotidienne des riverains de tous ces couloirs au bord de la saturation permanente : autoroutes et aéroports principalement. Ce système, en variation constante, rend d’autant plus difficile l’anticipation et la gestion rationnelle de l’organisation de la circulation des personnes sur le territoire.
Malgré ces constats angoissants, les Fédérations Belges de défense de l’environnement soulignaient dans un rapport récent que "le système de prix actuel (pratiqué par les sociétés de transport public) encourage largement la voiture" [3]. Et d’ajouter que "les modes polluants ont déjà largement profité d’un système inique”. Le transport routier des personnes et des marchandises non seulement constitue le mode de transport de loin le plus coûteux (et le plus meurtrier), mais son coût pour la collectivité atteint des sommes vertigineuses. Une étude récente [4]
, chiffrait ce coût à 613,4 milliards d’euros en Europe de l’Ouest pour la seule année ’95,soit 10% du PIB, et projetait un montant de 700 milliards pour l’an 2000. En Belgique, les coûts engendrés par le transport routier privé était estimé à 17,4 milliards d’euros. Ces calculs englobent :
les dégâts que génèrent ces modes de transports en terme de pollution atmosphérique et sonore, d’effet de serre et d’atteinte à la couche d’ozone [5] ;
leurs dégâts également sur le plan direct de la santé publique : stress et accidents principalement [6],
leurs impacts économiques négatifs en terme de congestion ainsi que sur le plan de la consommation énergétique.
Précisons que ce calcul n’englobe pas les coûts supplémentaires colossaux en terme de congestion [7], d’aménagement et de gestion du territoire, tels que construction et entretien des voies routières, construction, entretien et fonctionnement des systèmes de signalisation et d’éclairage public ou encore frais liés au contrôle du code de la route et aux poursuites des contrevenants. Tous ces coûts sont eux aussi quasi totalement socialisés, c’est-à-dire qu’ils sont très largement couverts, de manière souvent peu transparente, par l’ensemble de la collectivité.
A titre d’illustration, signalons par exemple qu’en 1993, le reflux direct et indirect vers l’Etat du secteur du transport routier belge était estimé à un peu plus de 70 milliards.
Or, d’une part ce montant englobe les contributions directes (ONSS et précompte professionnel des travailleurs du secteur. On peut donc s’interroger ici sur la pertinence d’un tel calcul qui acterait le volume contributif des entreprises commerciales sur base notamment de ce que leurs travailleurs rétrocèdent à la collectivité sur leur revenus personnels. D’autre part, ce montant englobe également le précompte mobilier et les impôts sur production que l’état reçoit de la part de ces sociétés. Or, ces deux types de contributions ne sont nullement établi en rapport direct avec les coûts externes particuliers dus à l’activité de ces entreprises. Elles transporteraient les mêmes marchandises par bateau ou par rail, qu’elles auraient à payer ces contributions de la même manière. Evaluer la participation du secteur du transport routier à la prise en charge des effets environnementaux spécifiques qu’il engendre ne peut se faire aujourd’hui, à notre sens, qu’à partir donc des reflux qu’il génère pour la collectivité à travers le montant des taxes de roulage et des accises gaz-oil [8]. Dans ce cas, le retturn vers l’Etat se réduit alors à 16,7 milliards pour un coût externe estimé en ’95 à 246 milliards de fb [9] ! Le reste est donc financé par l’ensemble de la collectivité, soit un montant de plus de 229 milliards de francs, c’est-à-dire plus de 23 000 francs par habitant. On pourrait donc en déduire que chaque belge paie près de 2 000 francs chaque mois pour financer les dégâts environnementaux et de santé publique engendrés par le transport routier de marchandises.
On pourrait faire une comparaison du même ordre pour la voiture, dont l’usage, en ’95, toujours selon l’étude mentionnée plus haut, entraînait un coût social de 11 milliards d’euros, hors congestion,t hors investissement et fonctionnement de la voierie toujours. En y ajoutant une estimation du coût de la congestion [10]
, on arriverait à un coût de 12.4 milliards d’euros, soit près de 500 milliards de francs. Or, le return fiscal de la voiture, y compris ici la TVA sur l’achat des véhicules, serait, selon un article du journal “Le Soir” paru le 28 septembre 2001, de plus ou moins 238 milliards. Coût pour la collectivité : 262 milliards de francs par an !( soit 2200 francs/habitant/mois !).
En d’autres termes, sans prendre la totalité pourtant des coûts externalisés du transport routier privé (entre autres, nous ne prenons pas en compte ici la moto), chaque belge , qu’il ait et utilise ou non une voiture ou un camion, contribue aux coûts sociaux de ces modes de transport les plus polluants pour un montant moyen de près de 4 OOO francs par mois, soit un peu plus de 12 000 francs par ménage. Bien sûr, ces chiffres doivent être pris comme purement indicatifs ; ils souffrent tous, nous le concédons, de fortes imprécisions et restent donc tous soumis à la polémique ; leur ampleur n’en révèle pas moins le poid financier qu’elle fait peser surla collectivité, et ce dans une opacité qu’il nous plaît précisément de dénoncer.
Dans un tel contexte, avec de tels cadeaux puisés dans les deniers publics, il est évidemment quasi impensable d’assurer une attractivité suffisante du transport public, et notamment du transport par rail, que ce soit pour les marchandises ou pour les personnes. Dans le mémorandum qu’elles ont remis aux Ministres européens des Transports et de l’Environnement réunis à Leuven les 13 et 14 septembre de cette année, les Fédérations belges de Défense de l’Environnement en concluaient, non sans une pointe d’ironie que :”Les mesures incitatives à l’égard des modes écophiles sont donc les bienvenues".
Certes donc, la seule application d’une politique tarifaire attractive ne pourra régler touts les problèmes environnementaux provoqués par les voitures et les camions [11]. Dissuader l’usage de moyens de locomotion par des incitants négatifs d’ordre taxatoire, par une internalisation accrue du coût effectif de leur usage, par la mise en place d’obstacles à leur fluidité ou à leur accessibilité à tout le territoire [12] constituent autant de leviers nécessaires. Inciter plus positivement au transfert modal par la reconstruction de services de proximité, par la mise en place de parkings de dissuasion, en améliorant les possibilités d’inter-modalité (accès du vélo dans les transports publics, amélioration des systèmes de correspondance,etc), en revalorisant la qualité du transport public (fluidité, confort, ponctualité,carburant au gaz, propreté,…), en redéployant ses services (ré-ouverture de gares, extension des “plages horaires”, etc),en (ré-)investissant dans la sécurité et dans l’entretien de l’infrastructure et du matériel roulant, ainsi que dans les conditions de travail du personnel, tout cela constitue autant de leviers supplémentaires essentiels auxquels, en tant qu’usagers, nous aspirons également.
A Hasselt, ville belge pilote et modèle en terme d’amélioration de la mobilité, le nombre de voitures circulant en Centre-Ville a diminué de moitié en 5 ans [13] ! Ce résultat est à mettre sur le compte des multiples de mesures du type de celles que nous suggérions plus haut : parkings de dissuasion, centre commercial fermé aux voitures, parking limité dans le centre et prioritairement réservé aux habitants, sites propres pour les bus, pistes cyclabes et abaissement des trottoirs au profit des vélos, location gratuite de vélos et bientôt ouverture d’ateliers gratuits de réparation de vélos, élargissement des trottoirs au profit des piétons, etc. La mesure “phare” du Plan Mobilité d’Hasselt a tout de même consisté à rendre gratuits l’accès aux lignes de bus “intra muros” (petite ceinture et liaison gare-Centre-Ville) ainsi qu’à rendre gratuits, pour les seuls hasseltois, plusieurs autres lignes se rendant en périphérie proche. Le nombre d’usagers du bus dans la Ville a ainsi été multiplié par…11 en moins de 5 ans, alors que, sur le plan de l’étendue de la couverture “horaire”, l’offre de services reste encore fort limitée.
Il en va de même de l’expérience de la gratuité pour les “plus de 65 ans” mise en place dans les bus wallons (TEC) fin de l’année passée. La SRWT, superstructure des TEC, se plaint en effet de “la perte financière considérablement plus élevée que prévu” qu’elle a entraînée, tant l’opération fut un succès dans la région liégeoise notamment. Elle estime pouvoir fixer cette ”perte” à 11% après une seule année de “gratuité”, alors que le montant de la compensation que la Région wallonne s’engageait à verser à la SRWT pour financer l’opération avait été évalué sur base d’une perte de recettes prévisionnellement estimée à seulement…2 ou 3% ! Ces deux expériences de “gratuité”, l’une pour tous circonscrite à un Centre-Ville, l’autre ciblant une catégorie d’âges dans un large rayon géographique, démontrent avec éclat que le transport public correspond à un besoin et à un désir des gens, et que libre accès constitue une mesure non négligeable dans une politique de transfert modal.
[1] Les très nombreuses cotes d’alerte à la pollution atteintes cet été dans de nombreuses villes françaises par exemple ont confirmé ce diagnostic angoissant.
[2] Coût et analyse spatiale des ralentissements subis par les transports publics de surface à Bruxelles, F. Dobruszkes et Y. Fourneau, in Transport Public International, 2/2001, p.29
[3] Extraits issus du Mémorandum"transport-environnement" remis à Leuven (Belg.) aux Ministres européens des Transports et de l’Environnement lors de leur Conseil informel des 14 et 15 septembre 2001.
[4] Selon cette étude, External Costs of Transport : accident, environmental and congestion costs of transport in Western Europe, réalisée par INFRAS (Zürich) et IWW (Karlsruhe) et considérée par l’Agence européenne de l’Environnement comme l’une des meilleures réalisées sur le sujet, le rail aurait lui un coût social de 1O,3 milliards d’euros, soit un poids 60 fois moindre que le transport routier.
[5] Selon le journal Le Monde du 20 septembre 2001, une étude du Réseau national de santé publique (en France), rendue publique en 1996, avait conclu que la pollution de l’air était responsable de 260 à 350 décès prématurés par an à Paris, et 30 à 50 autres à Lyon. Le journal ajoute que, selon des projections établies sur 20 ans, une baisse de 10% des émissions de particules et de la concentration d’ozone, grâce à des technologies limitant les rejets de gaz à effet de serre, éviterait, pour les seules villes de Mexico, New York, Santiago et Sao Paulo,64 000 morts prématurées, 65 000 bronchites chroniques et 37 000 millions de journées d’arrêt de travail.
[6] En Belgique, pour la seule année 1999, il y a eu plus de 72 000 victimes corporelles d’ accidents de la route, soit près de 200 par jour. Parmi elles, on dénombrait 1397 tués, soit près de 4 morts chaque jour.
[7] Pour l’Europe, ce coût supplémentaire lié aux effets économiques négatifs de la congestion automobile (ex :coût lié aux pertes de temps dans la circulation des marchandises et de la main d’œuvre) représente 19.5% du total des coûts pour la collectivité. En appliquant un pourcentage identique pour la Belgique, on arriverait à un montant non plus de 17,4 milliards, mais bien de près de 21,6 milliards d’euros, soit plus de 870 milliards de francs !!!
[8] Il en irait de même si étaient instaurés par exemple des taxes au kilomètre parcouru ou un péage pour l’usage des autoroutes.
[9] Si ces chiffres en disent long sur le poids économique du secteur et donc sur ses capacités d’influence, il montre en même temps qu’il ne contribue directement pourtant que pour 6,8% dans les coûts sociaux qu’il engendre.
[10] Nous reprenons ici une base de 19,5%, telle qu’expliquée en note 7.
[11] Après un an d’expérience le transfert modal qui s’est opéré de la voiture vers le bus atteignait 15%, alors que certaines mesures complémentaires n’étaient pas encore mises en place.
[12] On pense bien sûr ici à l’accroissement des zones piétonnières dans les villes ou à des obligations de contournement de certaines zones rurales habitées ou protégées.
[13] Selon un fonctionnaire de la mobilité d’Hasselt (in”La Ville où piétons et cyclistes sont rois”, Martine Vande meulebroucke, Le Soir, 28/09/01).