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en terme d’économie politique

Collectif sans ticket - octobre 2001


Comme l’ont indiqué nombre d’économistes ou sociologues contemporains [1], nous vivons aujourd’hui dans un contexte socio-économique particulier, un moment que nous qualifierions “d’entre deux”. Ce que l’on a appelé le passage du fordisme au post-fordisme.


Ce passage, cette transformation, se caractérise par une série de crises étroitement liées.

Tout d’abord une crise du salariat canonique. Cette crise consiste en un recul du nombre de contrats à durée indéterminée, au profit de la multiplication de contrats "atypiques" (cdd, intérimaire, intermittents, etc.). Elle est le fruit de deux mouvements antagonistes. Le premier est à l’initiative de la classe ouvrière elle-même. Ce que l’on appelle la fuite ou refus du travail salarié comme refus du commandement capitaliste. Cette fuite, massive dans le courant des années 60 70, exprimait le ras-le-bol du métro-boulot-dodo, le refus de se voir lié à vie à un job, une usine, un patron. Le deuxième mouvement est le fait d’une réorganisation capitaliste des agencements productifs, en réponse aux luttes ouvrières : éclatement et externalisation de la production, qui permettait l’affaiblissement de la classe ouvrière, gestion en flux tendu de la force de production, individualisation des contrats. Cette crise n’a pas été sans effet sur les partis et les syndicats représentant une classe ouvrière qui se reconnaissait de moins en moins dans les mots d’ordre du plein emploi [2] et du productivisme fordiste. Les travailleurs rêvaient pour leur enfants à un autre régime de vie, qui ne soit plus scandé par le temps de l’usine et le rythme des chaînes de montage. Le soir, ils faisaient peser comme une menace sur leur progéniture l’expérience qu’ils avaient à vivre au quotidien : "si tu ne travailles pas bien à l’école, tu iras travailler à l’usine".

Ensuite, on assiste à une crise de la loi de la valeur, qui s’exprime par la question : "qui est productif ?". Deux phénomènes expliquent l’apparition de cette question. Premièrement, la lutte des femmes pour la reconnaissance à titre de travail socialement utile et de condition de production de la richesse des activités "domestiques" : conception des enfants et éducation, maintien de l’hygiène, etc. Les femmes rappelait ainsi une évidence : sans elle, pas de force de travail. Ce travail méritait donc d’être également pris en compte dans la comptabilité nationale et les systèmes d’allocation [3]. Deuxièmement, la transformation de la nature de la force de travail. Dans une économie basée sur les services, les capacités communicationnelles, créatives, intellectuelles, sont les principales sources de production de richesse. La force de travail se fait de plus en plus immatérielle. D’un point de vue paradigmatique, le cerveau et les capacités d’intervention sur les systèmes symboliques et les événements ont remplacé la force musculaire. Il devient dès lors de plus en plus difficile et arbitraire de déterminer le moment où quelqu’un est productif ou ne l’est pas, de scinder la sphère privée des loisirs de la sphère publique de l’emploi, le travail de la formation. Autrement dit, c’est le cycle entier de la vie, individuelle et sociale qui est devenu productif.

A la disparition de l’ouvrier-masse en tant que figure centrale du capitalisme fordiste, se substitue donc progressivement une multitude de subjectivités socialement productrices, multitude protéiforme qui se situe entre autre dans la “Banlieue du Travail Salarié” [4]. Elle se compose de banlieusards singuliers qui, à l’occasion ou à l’épreuve de cette mutation des formes de travail, découvrent l’attrait et l’intérêt du “temps à soi / temps pour soi”, et, pour une part significative d’entre eux, la capacité de produire “ailleurs et autrement”, individuellement ou collectivement, dans des processus de coopération , d’autonomie et de valorisation sociales. Ils déploient l’essentiel de leurs virtuosités créatrices dans ce champ aujourd’hui vital pour l’économie que constitue la production immatérielle.

Pour nombre d’entre eux, l’enjeu consiste à développer des stratégies d’obtention de moyens de produire et, en même temps, d’obtention de revenus garantis qui leur permettent d’échapper à la nécessité de se vendre à n’importe quel prix et dans n’importe quelle condition. Comment échapper donc, soit à une réinsertion forcée dans un salariat canonique en pleine décomposition / recomposition, soit aux nouvelles formes de rémunérations, ridicules, de ce qu’ils produisent ? La question d’une mobilité fluide, non normée, non assujettie à des rythmes et à des contraintes extérieures de production, et en même temps socialement et financièrement accessible, prend d’autant plus d’importance du fait que ce qui particularise désormais ces formes innovantes de production, c’est la mise en réseau, la mobilité, la coopération permanente des énergies créatrices, la circulation des savoirs et des informations produites.

Un nouvel antagonisme politique, aux enjeux économiques considérables, émerge petit à petit. L’explosion des savoirs technologiques et du développement des outils de la communication ont libéré des désirs et des potentiels productifs nouveaux, générant énormément d’externalités positives [5]. Ils se construisent sur des dispositifs de coopération sociale et dans des perspectives d’émancipation humaine, et sont donc généralement mus à la base par d’autres moteurs que la marchandisation et le profit individuel. Ils se caractérisent par une multitude de savoirs mineurs et de modes d’échanges autonomes. Pour le capitalisme, il s’agit dès lors de développer des stratégies qui permettent la capture de cette production sociale par le système marchand pour tenter d’en dégager au maximum la plus-value potentielle tout en en réduisant au maximum la rémunération et les coûts de production. Ou pour le dire de façon plus crue, "au capital, pour commander, il reste la menace de la misère, la force du besoin, la violence de la monnaie et le raffinement constant des procédures de capture de la spontanéité productive" [6].

Dans ce contexte, la question du revenu garanti , individuel et inconditionnel, c’est-à-dire découplé de toute subordination forcée au marché de l’emploi et à ses nouvelles formes de (mal) rémunération du travail, s’avère évidemment une question centrale. Opérer cette rupture consisterait à ouvrir l’une des brèches les plus libératrices d’un point de vue humain. En effet, en plus de rémunérer plus justement, voire tout simplement [7] la richesse socialement produite, un tel revenu aurait notamment pour conséquence d’accroître le pouvoir de négociation des travailleurs sur les salaires et les conditions de travail, d’atténuer la contrainte au rapport salarial.

La lutte pour un transport de service public de libre accès constitue pour nous une des figures de ce revenu garanti, que nous nommons volontiers revenu garanti collectif.

Il s’agit dans l’un et l’autre cas de reconstruire, de réinventer un système de Welfare qui prenne en compte les quelques crises et évolutions que nous avons soulignées.

Il s’agit de savoir si, dans un tel contexte socio-économique, le transport public doit peser ici aussi comme un levier facilitateur de possibilités, indistinctement libérées pour chacun, de circuler, individuellement ou collectivement, au gré mouvant de ses désirs de découvrir, de rencontrer, d’apprendre, de tisser des liens sociaux et coopérants, avec toutes les externalités socialement et économiquement positives que cela peut engendrer. Ou si, a contrario, la gestion publique du transport vise à accroître les possibilités d’une double capture marchande : normer, donc contrôler suffisamment, les flux et les points de fixation des forces de production et des désirs de consommation, pour permettre au marché de se réguler et aux capacités de production d’être modelées et disciplinées à son service (flexibilisation, employabilité, précarisation statutaire), afin de maximiser les espaces libérateurs de plus-value financière ; faire de l’activité même du transport des personnes , formidable champ productif, un marché en soi, libérateur de plus-values conséquentes, ou, du moins, permettre au marché de contrôler suffisamment ce champ pour l’assujettir chaque fois que nécessaire aux besoins de cette fluidité maximale des marchandises qu’exige le “just in time”.

A ce titre, la question de la politique tarifaire constitue un levier essentiel pour peser fortement sur le devenir de notre société. D’autant qu’elle ouvrirait indubitablement sur celle, plus anthropologique et plus éthique, du principe même de Gratuité et de la libération du Désir qu’il est en mesure de provoquer.

Penser aujourd’hui un devenir émancipateur pour l’humanité nécessite de sortir l’écologie d’un carcan et d’une perspective caractérisés par le “rationnellement”, “l’économiquement” et “l’hygiéniquement” sains. (Re-)penser une Ecologie de la libération, axée sur le désir et le vivant, en rupture radicale avec les logiques mortifères actuelles , où le vivant se voit de plus en plus propriétarisé et marchandisé dans sa totalité. Il en va d’une volonté libératrice fondamentalement culturelle, où le désir redevient moteur central du devenir commun, mais également ferment d’une construction sociale tenable et durable à long terme.

Ré-instaurer des modes d’échanges libres et gratuits, en tant que modes prédominants dans les relations humaines , construits sur la priorité du désir et de l’autonomie, c’est mener un combat pour réinstaurer un équilibre tant sociétal que personnel, c’est repenser une Ecologie tout simplement humaine, où l’humain précisément est pris en compte dans toute sa diversité créatrice et non dans sa seule rationalité comptable, financièrement évaluable, “scientifiquement” et statistiquement définissable.

Pour contrer la globalisation (ou mondialisation) marchande, il n’existe pas d’armes plus subversives à notre sens que de (re-)construire du libre accès, là où le système économique et politique, le système de la gouvernance, voudrait que tout soit monétarisé, financièrement étalonné, rationnellement hiérarchisé :valeur de la compétence, quantification du travail presté, sérialisation des besoins,…Que l’on nous comprenne bien : le gratuit auquel nous aspirons n’a rien à voir avec du subsidiaire, du surplus exceptionnellement et stratégiquement distribuable, de la récompense méritocratique ; notre gratuit se veut premier et généralisé, loin des spots ou slogans promotionnels que lancent épisodiquement quelques négoces “attrappe-nigauds” tout autant que certains gestionnaires des sociétés publiques de transports, qui ne pensent plus eux aussi que par le racolage du client captif, du client-roi, du client solvable.



[1] Nous renvoyons aux revues « Futur Antérieur », l’Harmattan et « Multitudes », Exil.

[2] Il est intéressant de relever, dans les mouvements des chômeurs depuis 95, l’apparition de la revendication d’un revenu et non plus directement d’un emploi.

[3] Le problème est loin d’être réglé, et il n’est pas étonnant de constater que dans la lutte pour l’individualisation des droits (abolition du statut cohabitant), les associations de femmes sont les plus actives.

[4] Terme que nous empruntons à A.Wery et P.Grell, in “Héros obscurs de la précarité”, L’Harmattan, 1993.

[5] On parle d’externalité quand, d’une transaction (qu’elle soit monétaire ou non) entre un agent A et un agent B, résulte un effet pour un agent C. L’externalité est dite positive quand elle est à son avantage, négative dans le cas contraire. Les externalités négatives ont principalement été mises en exergue par les mouvements écologistes, s’agissant des diverses pollutions et de leurs effets sur l’environnement. Ces dégâts engendre un coût pour la collectivité, rarement ou peu pris en compte lors de l’échange.

[6] Laurent Moineau et Carlo Vercellone, "Réduction du temps de travail, revenu garanti : vers la construction d’un projet de société alternatif", in "Politique du travail", Futur Antérieur ", n°35/36, 1996.

[7] Lire à ce propos l’enquête menée par Anna et Marine Rambach dans “Les Intellos précaires”, Fayard, 2001.











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