1. Contexte de l’émergence d’une lutte et pratique du droit aux transports
A. Quelques éléments contextuels
La naissance des Collectifs sans ticket (CST) remonte à mai 98 et trouve sa source en Belgique au croisement d’une double dynamique. La première de ces dynamiques nous est venue de France, sous la forme du " mouvement des chômeurs " qui se construisait depuis 94. A travers ses composantes les plus novatrices, ce mouvement marquait deux ruptures. Rupture de contenu avec les appareils syndicaux et le plein emploi comme mot d’ordre incontournable, auquel nous opposions la revendication d’un revenu garanti de citoyenneté. Rupture sur les formes de contestation par des occupations de lieux intempestives, des actions de désobéissance civile portées par cette joyeuse impertinence liée à l’émergence d’une parole minoritaire.
La seconde dynamique, venue d’Espagne et d’Italie, nous avait engagés à Bruxelles, dès février 1998, dans un projet multiple, traduit, entre autres, par l’occupation d’un bâtiment vide. Il s’agissait d’ouvrir, à une trentaine de personnes, dans ce petit bout de territoire réapproprié, un laboratoire d’expérimentation sociale, et de transformer en lieu de vie et d’organisation des espaces abandonnés depuis plusieurs années à la spéculation immobilière. Cet acte de reprise inaugurait le Centre Social du Collectif Sans Nom (ou « cent noms »).
L’enjeu central qui nous est apparu à travers ces dynamiques et que nous faisons nôtre, nous le nommons réappropriation des moyens d’existence (espace, revenu, temps, capacités de déplacement, etc.). Cela signifie tenter de construire des réponses concrètes et enthousiasmantes à nos besoins collectifs. Et le faire en sachant qu’on ne fait pas pour autant table rase mais que l’on s’inscrit dans un environnement où ces pratiques coopératives doivent trouver des expressions politiques.
B. Naissance d’une pratique
C’est dans ce contexte d’émulation que la volonté et la nécessité de se rencontrer et de s’organiser entre chômeurs, mais aussi de mettre en pratique cette transversalité à construire entre différentes luttes spécifiques (sans papiers, agriculture alternative, internet libre,...) nous avait amenés à nous déplacer de plus en plus souvent, tant sur le territoire belge qu’européen. Après quelques mois de bricolage et de bouts de ficelle, nous nous sommes retrouvés face à des dépenses de transport impossibles à supporter. Cette situation nous a rappelé une évidence : les tarifs pratiqués par les sociétés de transport sont une entrave majeure à la possibilité de se mettre en lien pour tout qui en à le besoin ou le désir, sans en avoir les moyens. Plus largement, la possibilité de " faire réseau ", de susciter et de développer des réseaux multiples et créateurs de formes inédites de coopération est conditionné aux possibilités concrètes qui nous sont offertes ou non d’aller et de venir.
Partant de ce constat, nous nous sommes réunis autour d’une volonté d’intervention directe à la fois liée à nos conditions matérielles d’existence (comme travailleurs précaires, chômeurs, allocataires sociaux, étudiants...) et sous-tendue par le projet de transports de service public, c’est-à-dire accessibles à tous, indépendamment du statut ou des revenus. A cette fin, nous avons adopté le dispositif de la Carte de Droit aux Transports. Ce bout de carton qui reprend les coordonnées et la photo de son titulaire est présenté au personnel des sociétés de transport lors de tout contrôle des billets. Cet objet politique nomade intervient comme une interface reprenant nos revendications de libre accès dans une relation balisée par un règlement commercial et disciplinaire, mais où ce qui prime pour nous est la mise en jeu de la subjectivité des acteurs, la capacité de l’usager comme de l’agent de contrôle à porter un jugement à partir de la singularité des circonstances et à se mettre en risque par rapport aux normes censées s’appliquer automatiquement. La carte de droit aux transports fait office, selon les cas, de substitut ou d’accompagnement du titre de transport valable.
Voir ici pour plus de détails sur la pratique du droit aux transports et les différents dispositifs d’intervention que nous avons mis en place (assemblée des usagers, opérations Free Zone, campagne Ni fraude ni accès payant, etc.).
Disons qu’à partir de cet usage du " libre déplacement " comme pratique de désobéissance civile au quotidien, nous avons commencé à produire une contre-expertise dans le champ de la mobilité. La spécificité de la lutte des CST autour de la question du libre accès tient au fait qu’elle conjugue deux séries de problèmes qui, à nos yeux, sont indissociablement liés : l’environnement et l’aménagement du territoire d’une part, d’autre part la mobilité territoriale et le revenu dans une économie de plus en plus basée sur les ressources immatérielles de la population. Faire tenir ensemble ces deux séries signifie pour nous d’emblée que l’intervention sur la question d’un libre accès et des enjeux dont il est porteur, quand bien même elle serait au départ le fait d’un " collectif de chômeurs ", ne saurait trouver de solution satisfaisante dans un aménagement catégoriel ou humanitaire de la situation, mais seulement au travers d’un événement culturel qui force à repenser les contours et les termes même de l’ensemble des problèmes qui s’y jouent. Ce qui nous amène à problématiser la question de l’accès aux équipements collectifs en mettant en avant la gratuité généralisée comme une forme de revenu garanti collectif. Cette approche a l’intérêt de rouvrir le débat autour des services publics de transport en évitant l’écueil de la posture défensive.
Dans un premier temps nous effleurerons deux des aspects importants du champ concerné : les enjeux environnementaux et d’aménagement du territoire. Le concept de « banlieue du travail salarié » nous servira ensuite de balise pour venir au contact d’une exigence montante, celle du revenu garanti. Nous aborderons ensuite les logiques de redistribution qui sous-tendent les politiques tarifaires en vigueur en tentant de les mettre à plat à partir de la question " qui paie quoi aujourd’hui pour se déplacer dans les transports publics ? ". Nous terminerons par une hypothèse relativement stimulante dans l’appréhension des dispositifs de contrôle de l’accès tarifé aux moyens de déplacement, hypothèse qui pourrait être formulée ainsi : « la resquille est première ».
2. Environnement et aménagement du territoire
L’urgence du problème est malheureusement devenue une évidence. L’engorgement des villes et de leurs abords par les voitures et les camions, la destruction de campagnes sillonnées d’autoroutes, atteignent aujourd’hui un seuil tel que nombre d’experts tirent la sonnette d’alarme : si un coup de frein significatif n’est pas donné rapidement, " nous allons tout droit dans le mur ". Cependant, deux des principaux éléments qui ont conduit à cette situation commencent à être questionnés radicalement à différents niveaux par toute une série d’acteurs.
Tout d’abord, la politique du tout à la voiture. Aujourd’hui, dans de grosses agglomérations comme Bruxelles ou Paris, on estime que 25% de l’espace est occupé quotidiennement par les voitures, qu’elles soient en circulation ou en stationnement. Ce qui, soit dit en passant, contribue généralement pour une bonne part à rendre inopérant un transport public englué dans des embouteillages récurrents que, sans site propre, il est encore moins armé souvent pour affronter [1]. Cette densité de la colonisation de l’espace public pèse sur tous les compartiments de la vie urbaine et fait des choix futurs de mobilité une question d’écologie non seulement environnementale mais aussi sociale et mentale.
Ensuite, la logique de production basée sur le flux tendu. Ce système entraîne une occupation et un aménagement du territoire prioritairement centrés sur les gains de vitesse et de densité des flux, au détriment de l’environnement, des conditions de travail de ceux qui assurent le transport et des conditions d’existence quotidiennes des riverains de ces couloirs au bord de la saturation permanente : autoroutes, aéroports, tunnels de montagne.
Malgré ces constats, en Belgique, les Fédérations de défense de l’environnement soulignaient dans un rapport récent que "le système de prix actuel (pratiqué par les sociétés de transport public) encourage largement la voiture" [2]. Non content d’être le mode de transport le plus coûteux et le plus meurtrier, le transport routier des personnes et des marchandises fait s’envoler les coûts externes vers les sommets. Une étude réalisée en 1998 chiffrait ces coûts à 613,4 milliards d’euros en Europe de l’Ouest pour la seule année 1995, soit l ’équivalent de 10% du PIB des 17 Etats concernés, et projetait un montant de 700 milliards pour l’an 2000. Pour la seule Belgique, les coûts engendrés par le transport routier privé étaient estimés à 17,4 milliards d’euros.
Si la levée des barrières économiques à l’entrée des véhicules ne peut évidemment régler tous les problèmes environnementaux provoqués par les voitures et les camions , de nombreuses pistes existent, que les autorités tardent à mettre en œuvre. Dissuader l’emploi de moyens de locomotion privés par des incitants négatifs, par une internalisation progressive du coût effectif de leur usage, par l’installation d’obstacles à leur fluidité ou à leur accessibilité à tout le territoire constituent autant de leviers nécessaires. Plus positivement, inciter au transfert modal par la reconstruction de services de proximité , par la création de parkings de dissuasion, en améliorant les possibilités d’intermodalité (accès du vélo aux transports publics, amélioration des correspondances, etc.), en ciblant la qualité du transport public (fluidité, confort, ponctualité, etc.), en redéployant les services (réouverture de gares, extension des plages horaires), en (ré)investissant dans les conditions de travail du personnel, dans l’entretien et la sécurité de l’infrastructure et du matériel roulant, voilà autant de leviers supplémentaires auxquels nous aspirons également comme usagers.
A Hasselt, ville belge de 70.000 habitants, pilote en terme d’amélioration de l’accessibilité, le nombre de voitures circulant en Centre-Ville a diminué de moitié en 5 ans . Ce résultat est à mettre sur le compte des multiples mesures du type de celles que nous suggérions plus haut : parkings de dissuasion, centre commercial fermé aux voitures, parking limité dans le centre et prioritairement réservé aux habitants, sites propres pour les bus, pistes cyclables et abaissement des trottoirs au profit des vélos, location gratuite de vélos et bientôt ouverture d’ateliers gratuits de réparation de vélos, élargissement des trottoirs, zones piétonnes, zone 30 km/h, etc. La mesure "phare" du Plan Mobilité d’Hasselt a tout de même consisté à rendre gratuit pour tous, y compris les non résidents, l’accès aux lignes de bus "intra muros" (petite ceinture et liaison gare-Centre-Ville) ainsi qu’à rendre gratuites, pour les seuls Hasseltois, plusieurs autres lignes se rendant en périphérie proche. Le nombre d’usagers du bus dans la ville a ainsi été multiplié par 11 en moins de 5 ans, alors que, sur le plan de l’étendue de la couverture "horaire", l’offre de services reste encore fort limitée. Plus surprenant encore, la fréquentation en termes de visites rendues à des proches dans les maisons de repos et les hôpitaux a été multipliée par quatre dès la première année d’entrée en vigueur du libre accès.
3. Banlieue du travail salarié et revenu garanti
Les profondes transformations qui traversent nos sociétés post-fordistes ont déjà été largement analysées et commentées dans ces pages. Elles s’expriment à travers l’enchaînement d’une série de crises étroitement liées : crise du salariat canonique en tant que pôle de subjectivation dominant et charnière du temps social, crise de la loi de la valeur due à l’évolution paradigmatique de la nature de la force de travail et des modes d’organisation de la production, crise de la gouvernance et du welfare. L’ouvrier-masse comme figure centrale de la production capitaliste fordiste fait place progressivement à une multitude de subjectivités socialement productrices. A même ces nouveaux agencements productifs se dessine un nouvel espace social et culturel que nous appelons la Banlieue du Travail Salarié (BTS) .
En dehors des avenues du travail salarié et des trajectoires sociales prédéterminées circule un nombre croissant d’individus pour qui le travail salarié n’occupe plus une fonction centrale dans la vie. Ce nouveau champ social en variation continuelle se caractérise par des schémas temporels distincts de ceux qui prévalent dans le centre socio-économiquement intégrateur, de nouveaux rythmes de vie singuliers. Si la BTS est structurée par de nouvelles formes de contraintes, elle révèle aussi de nouvelles formes d’autonomie et désigne pour nous le lieu privilégié pour le développement de sociabilités et de productions en réseau. Les pratiques qui s’y stabilisent sont autant de dispositifs opérants pour les individus et les collectivités engagées dans la construction de rapports innovants à l’existence, qui mettent en avant la question des différentes formes de revenu garanti déjà existantes et à venir.
Schématiquement, la cartographie de la BTS tissée par les itinéraires des banlieusards (chômeurs, travailleurs précaires sous différents statuts, étudiants, intermittents, …) s’étend de son centre à ses frontières en fonction des rapports vécus aux institutions et à la débrouille sociale. Aux frontières de la BTS se polarisent ceux pour qui le travail salarié constitue toujours une identité, un statut social, et qui adaptent leurs stratégies en fonction de cela pour tenter de garder la tête hors de l’eau là où le non-travail est encore vécu comme une disgrâce. « Pour toutes ces personnes, le travail salarié constitue une délivrance mais ce qui se profile ne provoque pas forcément l’emballement. Le présent est comme suspendu à l’entrée ou au retour sur le marché du travail. Ce temps actif n’a aucune consistance propre. Les tactiques ponctuelles, les tactiques nombreuses s’épuisent en fonction d’un extérieur (le marché du travail) non maîtrisable. »
Le « centre » de la BTS est lui constitué par le quotidien de ceux pour qui le chômage n’est pas ou plus synonyme de recherche à tout prix d’une réinsertion via le modèle officiel. Il devient un espace de socialisation en tant que tel. Ces banlieusards dont nous faisons partie entretiennent des relations plus distendues avec le travail salarié, régulièrement marquées par le détournement et/ou la fuite. Autour de cette deuxième figure, où le chômage n’est plus vécu comme une parenthèse mais devient un temps de réalisation prolongé voire permanent, se dessine à nos yeux un mouvement de fond, un vouloir vivre social qui fait de la traversée de cette banlieue non pas seulement l’expression d’une succession d’événements probables dûment sériés et ordonnés mais une création sociale ouverte sur la rencontre, l’occasion, l’interaction. C’est à partir de ce basculement de la valeur d’usage des divers dispositifs d’allocation sociale que nous envisageons ce que pourrait être un revenu garanti.
Le centre de la BTS est en effet construit par les nouveaux modes d’existence de banlieusards singuliers qui, à l’occasion ou à l’épreuve de cette mutation des formes de travail, découvrent l’attrait et l’intérêt du "temps à soi / temps pour soi", et la capacité de produire "ailleurs et autrement", individuellement ou collectivement, dans des processus de coopération, de résistance, d’autonomie et de valorisation sociale. Pour nombre d’entre nous, l’enjeu consiste à développer des stratégies d’obtention de moyens de production et, en même temps, d’obtention de revenus, directs ou indirects, qui permettent d’échapper tant à une réinsertion forcée qu’aux conditions de subsistance précaires liées aux minima sociaux. Aujourd’hui de nombreux allocataires sociaux à travers l’Europe transforment en acte d’ores et déjà et de façon irréversible le sens de leur administration dans la façon même dont ils vivent et produisent leur existence à partir de ces situations.
Dans un contexte où il n’existe dès lors plus d’unité fonctionnelle du chômage par rapport au travail salarié, du point de vue de ceux qui vivent ces situations, le Revenu Garanti, individuel et inconditionnel, c’est-à-dire découplé de toute subordination au marché de l’emploi et à ses nouvelles formes de rémunération du travail, devient une question motrice. Il en va de même des multiples stratégies de contournement de la norme tarifaire, vécue comme forme de revenu indirect et mise en question de l’accessibilité aux équipements collectifs. La lutte pour un transport de service public de libre accès constitue pour nous une des figures et un des chantiers connexes de ce revenu garanti, que nous nommons volontiers revenu garanti collectif. La question d’une mobilité fluide, non normée, non assujettie à des rythmes et à des contraintes de production extérieures, et qui soit socialement et financièrement accessible, prend d’autant plus d’importance du fait que l’accès ou non aux transports publics, au net matériel, conditionne pratiquement l’exercice de la mise en réseau des savoirs et des savoir-faire, des potentiels de coopération, des énergies créatrices, des informations produites.
4. Situation actuelle : encore un effort...
L’évolution de la situation au cours des 5,6 dernières années nous paraît intéressante à analyser. Elle donne à voir un chantier traversé par deux brèches au moins. Tout d’abord, les revendications d’accès gratuit aux transports en commun, repropulsées sur la place publique par nombre d’actions directes non violentes à l’occasion du mouvement des chômeurs dans quelques villes en France et en Belgique, ont aujourd’hui contaminé un territoire bien plus vaste. Citons le Réseau pour l’Abolition des Transports Payants (RATP) à Paris, Transports Gratuits Vite (TGV) à Nantes, le Collectif sans ticket de Marseille, des groupes et initiatives similaires à Lyon, Rennes, St Etienne, Montpellier, Le Havre, etc. Cette lutte se manifeste aussi en Allemagne, en Pologne, en Italie. La question du non-paiement est redevenue politique depuis 1995 et ne pourra plus être tue ou esquivée. Face à cette émulation, les pouvoirs publics se positionnent simultanément de deux manières distinctes. D’une part via une multiplication inédite d’aménagements sous la forme de mesures d’abattement ou de réductions tarifaires en fonction de différents critères. D’autre part via un versant répressif inscrit dans une surenchère sécuritaire qui trahit selon nous le devenir illégitime et impraticable de la tarification elle-même.
Qu’en est-il concrètement des logiques de redistribution en vigueur aujourd’hui ? Ou, pour le dire autrement, quelles sont les formes de revenu garanti collectif existant de fait au travers des différentes formules de réductions tarifaires ?
Signalons en premier lieu que l’ensemble des transports publics en Belgique comme en France (trains, trams, bus et métro) tire ses ressources grosso modo à 75% des finances publiques (Etat, Régions et Villes), dans le cadre de contrats de gestion ou de contrats de plan passés avec des sociétés de transport " à statut public ou mixte " mais " à gestion autonome ". Il n’est un secret pour personne que sans cette intervention massive des pouvoirs publics, non seulement le prix des billets serait prohibitif, mais de plus, l’existence même de ces services serait tout simplement impensable. L’histoire des chemins de fer depuis leur naissance est à ce sujet très éclairante : l’entreprenariat privé est incapable de maintenir en vie pareilles infrastructures. Les déboires britanniques en la matière constituent le cas d’école le plus récent.
Seuls donc 25% des rentrées financières de ces sociétés proviennent principalement de la vente des billets et abonnements . Or, en l’espace de deux ou trois ans, on a vu fleurir sur le territoire belge les dispositifs de réductions tarifaires qui établissent une gratuité totale ou partielle pour bon nombre de voyageurs. Dans cet ensemble souvent complexe de réductions, nous avons pu distinguer cinq types de logiques.
1) Réductions pour certaines catégories socioprofessionnelles : celles-ci concernent le personnel des sociétés de transport et leur famille, les représentant politiques (gratuité totale), les journalistes accrédités, les forces de l’ordre, les fonctionnaires fédéraux. Ajoutons à cela l’intervention patronale, d’un minimum de 60%, obtenue par les salariés dans le cadre de conventions collectives de travail, ainsi que la possibilité de déduction fiscale pour les indépendants ;
2) Réductions pour certaines tranches d’âge, principalement les moins de 12 ou 25 ans et plus de 65 ans, moyennant certaines restrictions horaires ;
3) Divers systèmes d’abonnement ou d’achat de cartes " multi-voyages " ;
4) Gratuité totale dans certaines zones urbaines circonscrites (Mons, Hasselt, Liège, …) ;
5) Réductions parcimonieuses pour certaines catégories de " pauvres ", moyennant un contrôle social accru et des dispositifs de distribution peu ou prou humiliants.
Si l’annonce d’une nouvelle mesure en la matière nous réjouit chaque fois, en ce qu’elle constitue pour nous l’indice d’un mouvement qui finira tôt ou tard par aboutir au libre accès pour tous aux transports publics, on ne peut que s’interroger sur la cohérence redistributive de telles réductions. En effet, aucune d’entre elles ne s’articule en fonction du revenu, si ce n’est de façon détournée : pour certains chômeurs ou allocataires sociaux. Autrement dit, elles sont en déphasage complet avec la réalité du marché du travail, faite de statuts hybrides et fluctuants, souvent mal payés (workingpoors).
A coté de ces formes disparates de redistribution il ne reste plus guère que les banlieusards du travail salarié qui doivent payer le prix plein pour voyager ou " choisir " entre se déplacer et payer, par exemple, une facture de gaz. Face à cette alternative misérabiliste, nombreux sont ceux ou celles qui décident de sortir de ce " choix ", de circuler malgré tout et de se mettre en risque par rapport à la loi. Autour de cette forme majoritairement muette de mobilité se construit pratiquement une appropriation directe de ses capacités propres de déplacement et s’invente par l’usage une multitude de techniques et de savoirs mineurs permettant selon les cas d’échapper à l’emprise du contrôle ou de développer des coopérations sociales pour l’annihiler.
Ce mouvement s’exprime au travers de certains chiffres : "146.000 resquilleurs dans les chemins de fers belges " titrait un périodique du plats pays pour l’année écoulée. A Lyon, le taux de fraude officiel dépasse les 20%. On comprend mieux que les gestionnaires des entreprises publiques de transport s’inquiètent quelque peu et s’affairent à mettre sur pied des campagnes publicitaires pour " lutter contre la fraude ". Une série d’arguments est appelée à la rescousse, argument sociologique - " la fraude c’est la perte du lien social " -, criminologique - " la fraude est l’un des facteurs d’insécurité " - ou psychologique - " ce que l’on ne paie pas on ne le respecte pas ". Ailleurs, un pas a été franchi : à Londres, les usagers ont été visés par un appel pur et simple à dénoncer les inciviques fraudeurs. Mais pour que ce genre de logorrhée ou de rappel à l’ordre provoque un infléchissement concret dans les pratiques des usagers, les opérateurs de transport doivent le coupler à des dispositifs physiques destinés à filtrer le bon du mauvais payeur : barrières d’accès, attribution aux conducteurs d’une fonction de vérification des billets, mise en place d’équipes volantes de contrôle des titres de transport. Une tendance plus récente réinstaure des équipes de contrôle de l’accès aux quais, limité aux seuls passagers munis d’un billet.
L’arsenal juridique adopté en France dans le sillage du 11 septembre, la « loi sur la sécurité quotidienne " (LSQ) contient pour sa part une réponse législative à l’usage non payant, massif quoique souvent « muet », des services de transport . Les amendements 43 et 44 à l’article 14 bis et ter du code pénal, qui introduisent une pénalisation financière de 7500 euros et un emprisonnement ferme de six mois pour toute personne verbalisée à dix reprises sur une période d’un an, misent sur la peur en vue de dissuader un certain nombre de fraudeurs de poursuivre leurs méfaits.
La menace et la publicité qui lui est liée semblent être le ressort principal de ces ajouts proprement inapplicables. Le rapporteur de la commission au sein de laquelle la loi Vaillant était discutée n’a-t-il pas précisé à ses collègues députés que les fichiers de la SNCF recensent 38.000 voyageurs pratiquants « habituels » de l’accès gratuit, censés tomber sous le coup de l’amendement 44 ? Il faudrait donc à l’Etat français, bon an mal an, construire une cinquantaine d’établissements pénitentiaires pour mettre les actes en accord avec les intentions affichées.
Le droit belge, qui n’a jusqu’ici pas connu d’équivalent à la LSQ, est-il mieux préparé à combattre l’incivisme des fraudeurs que le droit français ne l’était avant le 11 septembre ? L’Arrêté Royal sur le transport de personnes par chemin de fer invoqué pour traîner devant les tribunaux des usagers des Collectifs sans ticket date pourtant de 1895.
Il vient de servir une fois encore, le 18 janvier 2002, à l’issue du procès en appel de 17 usagers réguliers de la carte de droit aux transports sur le réseau de la SNCB (Société Nationale des Chemins de fer belges). Si l’audience du 7 décembre 2001 avait offert au CST la première occasion d’exposer dans un prétoire les tenants et aboutissants d’une démarche que ses participants savaient devoir tôt ou tard s’y prolonger, le jugement rendu ne laisse planer aucune ambiguïté sur la puissance imaginative du tribunal correctionnel. Privilégiant une application mécanique du Code pénal, sa décision confirme les condamnations prononcées en première instance, à savoir une amende de 130 à 500 euros par fait reproché, augmentée de 25 euros et des frais de procédure, ou une peine substitutive de 8 jours d’emprisonnement (en cas de défaut de paiement). En outre, les juges ont assorti leur prononcé d’une seule et unique « innovation », en écartant dans la détermination des peines la notion d’unité d’intention. Celle-ci, appliquée à plusieurs faits résultant d’un même comportement, prévoit que les tribunaux plafonnent la sanction de ces faits à un niveau inférieur à celui d’une simple addition des condamnations. Or, si l’unité d’intention a été reconnue par le juge en première instance, lorsque la plupart des usagers avaient comparu isolément, cette fois, en présence de 17 prévenus dont les procédures d’appel étaient jointes, la Cour a estimé qu’aucun des actes examinés de voyage sans titre de transport n’était lié aux autres, ni entre les accusés ni au sein de chaque dossier individuel. La démultiplication des peines qui en résulte vaut à l’un des usagers condamnés une amende de 2500 euros ou 96 jours de prison.
Les motifs lus à l ’audience du 18 comportent des considérations comme « la gratuité est contraire à l’essence même du commerce ». Ou encore une comparaison du déplacement en train sans ticket avec le comportement d’un automobiliste qui remplirait son réservoir sans payer le carburant.
Est-il besoin de préciser qu’une décision judiciaire de cet ordre nous convient fort peu ? Les avocats du Collectif tournent de plus en plus le regard vers la Cour européenne de Luxembourg. Ici aussi, affaires à suivre…
En conclusion, même si certaines autorités publiques tentent d’enfermer les débats entr’ouverts, la multiplication des interventions dans l’espace public, inventives et ressourçantes, commence à bousculer la donne. L’importance de mesures significatives en terme de réductions tarifaires, l’urgence écologique d’une inversion des priorités, l’enjeu d’un service public abandonné à la faillite par ses propres gestionnaires, aux portes d’une privatisation qu’on nous déclare irréversible, la persistance voire la montée des formes d’appropriation individuelles et collectives de revenu… ces questions et phénomènes donnent à penser qu’une action politique développée sans prétention à l’extériorité a quelque chance de déboucher sur des transformations des champs qu’elle traverse.
Collectif sans ticket, mars 2002