En cohérence avec le concept même de recherche-action, le texte qui suit, même s’il est souvent formulé de manière affirmative, doit être compris comme un énoncé d’hypothèses de travail et de réflexion.
Nous ne tenterons pas ici de résumer les centaines, voire les milliers d’études, d’articles, de bouquins qui s’efforcent depuis 10 ou 20 ans de comprendre les transformations fondamentales qui traversent actuellement le système capitaliste. Retenons seulement ici que certains postulent que ces transformations sont aussi profondes que celles qui donnèrent l’émergence du capitalisme industriel et producteur (ou résultant) d’un antagonisme de classe, caractérisé par :
la propriété privée des moyens de production comme forme centrale de domination de la production économique,
la production matérielle comme activité essentielle de production de plus-value,
le taylorisme et le fordisme comme procès dominants conditionnant sa maximisation,
la société disciplinaire comme mode central d’intervention de l’Etat et de ses institutions,
l’usine comme lieu central de l’antagonisme central et politique,
le prolétariat ou « l’ouvrier–masse » comme figure centrale, comme pôle subjectif unique, d’un devenir d’émancipation et de justice sociales,
le welfare-state comme dispositif institutionnel de négociation et de contrôle de cet antagonisme (potentiellement) explosif,
la protection sociale conditionnée, le salariat et le carriérisme comme modes exclusifs d’accès à un revenu légitime pour la masse des producteurs des biens de consommation,
ceux-ci comme signes extérieurs de bien-être et de position sociale et comme mode unique de résolution des besoins et désirs individuels.
Le capitalisme donc se transforme, tout en se mondialisant et en investissant toutes les sphères de la Vie. On pourrait dire même du Vivant. Ses modes d’organisation et de production sont en mutation. Le jeu est complexe. Cette décomposition-recomposition fait émerger de nouveaux concepts et de nouveaux enjeux : mobilité et fluidité, techniques de communication et nouvelle économie, production immatérielle, externalisations positives ou négatives, flux tendus, employabilité, flexibilisation, société de contrôle, micro-entreprise, sous-traitance et sociétés en réseaux, processus et dynamiques de captures/contre-captures, contrats d’emploi à « tâches » ou personnalisés, travail intérimaire, stocks-options, actionnariat ouvrier, management participatif, … Toutes ces formes de « choses » en tout cas laminent le salariat canonique, les modes d’organisation et de production classiques de l’Entreprise, le rôle et les modes d’intervention de l’Etat et de ses institutions, les « lieux » de production de valeurs d’usage et de plus-value, voire la définition même de la Valeur au sens économique du terme, et donc aussi, et (pour nous) surtout, les points d’entrée antagoniques : à l’ouvrier-masse se substitue la multitude des subjectivités opprimées et en résistance tout à la fois. Cette multitude, aux formes et aux contours mouvants, nous l’avons appelée « banlieue du travail salarié ».
Ces banlieusards, qu’ils s’agit d’assujettir aux transformations à l’œuvre, découvrent, à notre sens, à l’occasion (et en même temps à l’épreuve) de cette mutation, l’attrait et l’intérêt du « temps à soi/temps pour soi » et, pour une part peut-être significative d’entre eux, la capacité, leur capacité (individuelle ou collective), à produire « ailleurs et autrement », autour d’eux et à partir d’eux-mêmes, dans des logiques de coopération et d’auto-valorisation (ici aussi individuelle et parfois collective).
La lutte centrale qui se joue aujourd’hui tourne autour de cet enjeu et des multiples espaces et formes de résistance qu’il fait naître :
Comment, dans un capitalisme mondialisé et à la recherche de toutes les capturations/marchandisations possibles, échapper à cette volonté dominante et à cette « nécessité » quotidienne à la base de « me faire totalement marchandiser », tant comme producteur social obligé de se vendre en permanence et en totalité (y compris dans ses affects et dans son intellect) que comme consommateur social (de biens, de services, de relations, …) obligé d’acheter et donc de payer tout ce dont il a besoin pour (sur)vivre ?
Comment échapper soit à une réinsertion forcée dans un salariat canonique en décomposition/recomposition, toujours idéologiquement présenté comme forme préférentielle, voire unique, d’intégration sociale, soit aux formes nouvelles de rémunération de ce que je produis, ceci ne donnant lieu à rémunération que si c’est achetable, que si cela intéresse le marché, que si cela génère une plus-value financière que je consens à abandonner ?
Comment échapper en même temps, pour trouver réponse à mes besoins et à mes désirs, au marché omnipotent, au payement comme mode unique d’échange, à la marchandisation/médiation/objectivation comme mode unique de relation à l’espace, au temps et aux autres êtres vivants ?
Nous postulons que la Banlieue du Travail Salarié est en résistance. Elle refuse cette capture permanente, cet assujettissement du Vivant, cette mise sous contrôle et sous marchandisation totales de ce qu’elle est, de ce qu’elle désire, de ce qu’elle produit, de ce qu’elle sait, de ce qu’elle innove, dans la multitude et dans la diversité.