La grande démission de la pensée
PAR GUY DUPLAT
Mis en ligne le 29/12/2002
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Isabelle Stengers, chargée de cours à la faculté de philosophie et lettres
de l’ULB, a rédigé plusieurs ouvrages importants avec Ilya Prigogine dont la
célèbre `Nouvelle alliance´. Elle commente l’année écoulée.
Jean-Luc Flemal
ENTRETIEN
Isabelle Stengers est une philosophe engagée auprès des nouveaux mouvements
sociaux et écologistes, une observatrice pointue de l’évolution de notre
société. Une philosophe travaillant sur les marges de la philosophie, de la
santé mentale (ses livres avec Tobie Nathan) ou de l’art (son travail sur la
musique spontanée des enfants avec Hervé Thijs, l’ancien directeur de la
Philarmonique). Elle interroge le monde, soulève les questions qui peuvent
faire mal.
L’année 2002 fut à nouveau celle de l’émergence de nouvelles formes de
luttes sociales et environnementales.
... et de leur criminalisation. Je viens de recevoir une citation à
comparaître au tribunal de Namur. C’était en mai 2000, une réunion militante
à propos des OGM. Le matin, lors d’une table ronde, j’ai dit ce que je
pensais de l’importance de ces mouvements de protestation dans ces types de
situation. C’est d’ailleurs ce que j’enseigne dans mes cours : ce que nous
avons pu obtenir depuis le 19 ième iècle en matière de sécurité face aux
risques industriels n’est pas dû à une rationalité innée des ingénieurs mais
bien à des mouvements de lutte. Tchernobyl n’a pas été un exemple de la
faiblesse des ingénieurs soviétiques mais bien le résultat de ce que, en
URSS, il ne pouvait être question que les ingénieurs soient obligés par des
protestataires de penser, d’imaginer. C’est l’absence de démocratie plus
qu’une déficience technologique qui peut expliquer une telle catastrophe.
Quelle fut votre `délit´ ?
L’après-midi de cette réunion de mobilisation eut lieu un piétinage d’un
champ d’OGM, planté par Monsanto, une société dont les hauts faits sont bien
connus. On sait qu’au Canada, Monsanto attaque en justice un paysan pour vol
de semences génétiquement modifiées alors qu’il s’agit d’une contamination,
et dont le paysan n’a pas tiré le moindre bénéfice, chacun le reconnaît. Je
suis accusée de m’être introduite dans un lieu privé avec des intentions
méchantes. Quand j’ai été convoquée à la gendarmerie et interrogée, il était
cohérent que j’affirme ma participation à un mouvement dont je venais
d’affirmer toute l’importance.
Ce n’est pas le seul exemple de mouvement `criminalisé´ ?
Je fais aussi partie du comité de soutien au collectif contre les expulsions
et contre les centres fermés. Dans les deux cas, cela fait partie d’une
nouvelle situation politique où des personnes qui ne sont nullement
inscrites dans des mouvements officiels font de la politique en prenant les
risques propres aux mouvements de désobéissance civile. Ils entendent mettre
sur l’agenda politique des questions graves, qui concernent notre avenir, et
qu’on cherche plutôt à régler par de simples règlements administratifs.
Prétendre régler par voie d’expulsion la question de ceux qui viennent chez
nous, cela relève de la politique au sens le plus fort du terme : dans quel
monde voulons-nous vivre ? Qu’acceptons-nous que l’on fasse en notre nom ? Ces
mouvements cherchent à faire sentir le caractère intolérable de ce à quoi
nous sommes en train de nous habituer.
La politique traditionnelle rechigne à intégrer ces nouvelles luttes ?
L’entrée en politique d’une question nouvelle est toujours le fruit d’une
lutte. Le fait de reconnaître la pertinence de questions qui forcent à
penser dans quel monde nous voulons vivre, gêne le principe de rationalité
économique qui, aujourd’hui, est le mot d’ordre qui tient lieu de pensée,
qui demande de nous soumettre à une sorte de fatalité. Qui nous demande
d’accepter que des personnes dont les actes sont purement politiques passent
en correctionnelle comme des voleurs de voiture.
La situation est-elle pire qu’auparavant ?
On agite l’horrible mot de `terrorisme´, c’est-à- dire qu’on évoque des
attaques contre les fondements même de la société, en l’occurrence un `ordre
économique´. Même si, pour la plupart, cet `ordre´ est synonyme plutôt de
désordre, de désarroi, de désespoir. Le fait nouveau, celui qui explique
sans doute le caractère brutal de la répression, est que de plus en plus de
gens savent que l’avenir est obscur, menaçant.
Un point important n’est-il pas arrivé le jour où les sondages ont montré
qu’une majorité des gens ne croyait plus à un avenir meilleur pour eux et
leurs enfants ?
C’est effectivement un tournant dans l’Histoire moderne. Cela pourrait
ouvrir à une certaine lucidité, mais cela peut donner aussi le pire : abandon
de l’espoir, chacun pour soi et sauve-qui-peut, cynisme. Dans le passé, on
pouvait serrer les dents, mais c’était pour un avenir meilleur. Aujourd’hui,
on demande aux gens de serrer les dents tout court, d’accepter que même si
personne ne sait ce que l’avenir nous réservera dans dix ans, il faut tenir
bon. Et surtout ne pas penser. Ceux qui sont `criminalisés´ le sont d’abord
parce qu’ils donnent un très mauvais exemple, ce sont de véritables `ennemis
publics´. Parce qu’ils ont encore de l’espoir. Et je suis convaincue que
cela ne fait que commencer parce que ce que nous appelons politique va être
associé à des défis toujours plus graves. On aura sans doute bientôt affaire
à des réfugiés `climatiques´, par exemple, et rien n’indique que les écarts
économiques sur la planète vont cesser de se creuser. Nous allons vers des
temps troublés, des temps où beaucoup de choses dépendront des capacités de
lucidité, d’inventivité, de coopération intelligente dans la population. Or
c’est exactement ce qu’on demande aux citoyens de ne pas cultiver ! On leur
demande de fermer les yeux, de se boucher les oreilles, et d’admettre que
`malheureusement tout cela est nécessaire, qu’expulser les sans-papier,
accepter les OGM, c’est inévitable, il n’y a rien à faire´. En réalité, on
signale aux gens qu’on n’attend rien d’eux, que ce qu’ils pensent est sans
conséquence : ne vous mêlez-pas de cela !
Mais il n’y a pas de grand complot ?
J’ai l’impression que la diminution de la pensée est généralisée. Le régime
capitaliste ne peut que penser à court terme, mais c’est le cas aussi des
responsables politiques, dont l’horizon temporel est d’abord électoral.
C’est là, une convergence inquiétante entre notre type de démocratie et le
capitalisme. Or ce n’est pas à court terme, en disant aux gens `serrez les
dents, on s’en sortira´ qu’on résoudra les défis. Plus inquiétant encore est
la remise aux lois du marché de la marche du monde, un marché qui, seul,
décidera. C’est un nouveau type de religiosité, de transcendance devant
laquelle tous les humains doivent s’incliner. C’est frappant lorsque l’on
entend certains prophètes du marché : tout ce qui pourrait troubler le
marché et ses lois est quasiment de l’ordre du péché. Penser, c’est déjà
marquer un manque de confiance condamnable.
Une certaine forme d’écologie sanctifiant la nature comme bonne en soi est
ausi une forme de démission de la pensée ?
Je ne suis pas une écologiste verte profonde. Quand je pense à notre
planète, je ne pense pas à une bonne nature, mais à un monde évidemment
redoutable, devant lequel il faut apprendre la prudence. Gaïa est
chatouilleuse, ce n’est pas une bonne mère, nous sommes capables de susciter
des `réactions´ de sa part qui peuvent signifier la disparition des
ressources sur lesquelles nous comptons pour vivre. Si je ne suis pas les
écologistes profonds sur leur idée d’une nature à respecter coûte que coûte,
je les rejoins sur les scandales qu’ils dénoncent : ce que nous exploitons et
détruisons sans penser, pour des bénéfices à court terme sans prendre en
compte les conséquences.
Des grosses menaces pèsent : environnement, inégalités nord-sud ?
La situation représente une énorme instabilité, cela chacun le sait. Et ce
qui me fait peur, ce sont les gens qui semblent penser que ceux qui ont la
chance de s’en tirer à peu près pourront vivre impunément à côté de ceux qui
se sentent `de trop´, sans perspective, sans espoir. Une notion comme
l’`Europe-forteresse´ est terrifiante. L’Europe se présente comme pleine de
bonnes intentions, mais elle définit le monde extérieur (pauvre) comme
devant être maintenu dehors, à tout prix. Elle nous demande de définir les
autres, dehors, comme une menace, et aussi de nous méfier des traîtres à
l’intérieur - je me souviens de ce Ministre de l’Intérieur qui avait dit que
les véritables responsables de la mort de Sémira étaient les militants
contre les expulsions : ils l’avaient encouragée à espérer... On est en train
d’habituer nos populations à accepter comme `malheureusement nécessaires´
des situations qui étaient encore jugées intolérables il y a moins de trente
ans. . En fait, ce qui est en jeu, c’est la fin d’une histoire qui a
commencé au 18ème siècle, sous le signe de l’espoir. Beaucoup de crimes ont
été commis au nom du `progrès humain´, mais ce qui est en cause, c’est que
cette idée soit abandonnée de la pire des manières : dans le cynisme et les
ricanements.
Mais tout n’est pas négatif. On aurait jamais imaginé il y a trente ans
que l’Europe de l’Est intègre l’Union européenne ?
Je ne suis pas une catastrophiste enragée. Nos évolutions sont compliquées
et parfois incohérentes. Mais lorsqu’on nous parle de cet élargissement, on
nous annonce qu’`ils´ vont souffrir, restructurations douloureuses, chômages
etc. Eux aussi ils vont devoir apprendre à serrer les dents, c’est à cette
condition que nous les accueillons. On ne s’adresse pas à ces populations en
s’intéressant au risque de la rencontre. On leur dit que pour pouvoir avoir
une vie un peu digne ils devront le mériter. Aujourd’hui, une vie digne de
ce nom, cela se mérite.
Et l’intégration de la Turquie ?
S’ils le désirent, c’est important. Mais cela ne devrait pas nous épargner
d’apprendre à le désirer aussi, pas de postuler qu’ils doivent devenir comme
nous et que nous, nous n’apprendrons rien d’eux. Apprendre de ceux que l’on
accueille, c’est cela l’hospitalité, une des plus vieilles traditions
humaines, qui remonte certainement au paléolithique : dès le début, les
humains ont voyagé et échangé. Aujourd’hui, on peut essayer d’être
tolérants, humains, mais on manque souvent de cette hospitalité : reconnaître
que ceux qui viennent doivent être accueillis comme nous apportant quelque
chose.
Votre travail a toujours été dirigé vers ces `autres cultures´ au sens
large, physique, philosophique, psychiatrique ?
En fait, j’ai fait le premier pas quand j’ai commencé à m’intéresser aux
sciences en me disant que le phénomène scientifique tel qu’on le connaît est
relativement récent (17ième iècle) et doit être compris comme tel. On dit
souvent, c’est très tolérant, que toutes les civilisations ont des sciences
comparables mais que nous, nous avons avancé plus vite sur le chemin ouvert
à tous. Je préfère m’intéresser à notre singularité, à ce qui nous est
arrivé. Ce que nous appelons science n’a pas grand chose à voir avec une
sorte de rationalité universelle que nous aurions eu le privilège de
développer pleinement. En philosophie aussi, je lutte contre l’idée que la
philosophie née en Grèce parlerait au nom de tout le genre humain. En tant
que philosophe, j’hérite d’une tradition qui a créé l’idée d’universalité,
mais je fais de la philosophie en apprenant à penser cette idée comme notre
singularité, en apprenant comment nous présenter sans insulter les autres,
ce qui est toujours le cas lorsqu’on prétend au pouvoir de penser au nom de
tous, de savoir mieux que les autres ce qui est bon pour eux.
Vous allez toujours vers les marges ?
En allant aux marges, on rencontre les gens qui obligent à penser hors de la
routine. Quand j’ai rencontré Prigogine, il était à la fois un très grand
physicien, mais un physicien dont l’oeuvre affirmait la nécessité de
résister à la définitionn dominante de la physique. J’ai rencontré quelqu’un
qui cherchait à la marge, cela a été une grande chance.
Aujourd’hui, on n’aime guère les marges, ce qui dérange.
J’ai cette chance énorme d’avoir vécu ma jeunesse à une époque où ce qui
dominait était le sens du possible. Nul n’aurait pu imaginer alors ce qui
nous est arrivé. Sans Catastrophe spectaculaire, sans Grands événements...
Ma génération a été nourrie d’espoirs, même mal placés, mais ceux qui ont 20
ou 30 ans aujourd’hui, ont entendu toute leur vie des `il faut bien". Cela
doit être vraiment très difficile à vivre. Et ce sont eux qui devront
prendre en charge l’avenir...
Il n’ y a plus de grandes voix comme jadis ?
On se plaint de ce que les intellectuels se taisent. Mais que signifie
`intellectuel´ ? Cela signifie d’abord `celui qui se mêle de ce qui ne le
regarde pas´. C’est un mot qui a servi, pendant l’affaire Dreyfus, à
dénigrer ceux qui voulaient une révision de son procès. J’ai l’impression
que le rôle de ces intellectuels est repris aujourd’hui par les mouvements
de lutte aujourd’hui criminalisés, qui insiste pour que nous prenions en
compte des dimensions dont il était entendu qu’elles ne devaient pas être
prises en compte ! Et il y a aujourd’hui tant de dimensions qui réclament une
prise en compte qu’il est sans doute normal qu’aucun `grand penseur´ ne soit
à la hauteur. Foucault l’aurait sans doute été, mais Foucault, aujourd’hui,
on le poursuivrait en justice ! Ce qui importe maintenant, c’est la pluralité
de ces luttes, et leur caractère de `rizhome´ comme le disaient Gilles
Deleuze et Félix Guattari : des mouvements hétérogènes , sans hiérarchie,
chacun nourri par sa propre urgence, et réussissant à communiquer en tant
que divergents. Il n’y a plus d’intellectuels parce qu’il n’y a plus de
grande perspective d’ensemble, réclamant la soumission de tous au nom de la
convergence nécessaire. Comme jadis quand on disait aux femmes : "quand la
révolution aura réussi, vos problèmes spécifiques seront résolus dans la
foulée". Les femmes ont dit `non´, elles ont refusé d’attendre, d’être
raisonnables. Je n’ai pas la moindre nostalgie pour les anciens idéaux de
soumission disciplinée, je me sens de cette époque, ce maintenant où il y a
de la pensée là où cela apprend à résister. Un peu partout et pas d’abord
dans une tête d’intellectuel. Si j’ai une tête un peu vivante, c’est aux
autres que je le dois, et la seule qualité que je revendique, c’est de ne
jamais l’oublier, et de le dire.
© La Libre Belgique 2002